76 KILOS - Les autres femmes - Chapitre 5

« Oui mais tu es grande. » Cette phrase, très vite, quand je parle de mon poids. Combien de fois l’ai-je entendue. Combien de fois l’ai-je provoquée. Puisque parler de son poids, parler pour s’en plaindre, c’est mettre en souriant un pistolet sur la tempe de vos interlocuteurs.

76 kilos
5 min ⋅ 15/01/2025

Avant de répondre, ils pensent à tout ce qui va mal tourner, à d’où ils parlent eux, à leur propre poids, à la texture de leur relation avec vous. Est-ce qu’on se connaît assez pour se tenir un langage de vérité ? Le problème c’est que la vérité avec le poids n’existe pas. On est toujours le maigre ou le gros de quelqu’un, toujours encombrant ou indécent avec nos complexes, toujours blessé s’ils sont accueillis avec un peu trop d’adhésion ou de dénégation. 

« Oui mais tu es grande » est alors une des rares bouées de sauvetage qui se présente. Je l’ai utilisée plus d’une fois moi aussi, quand c’était moi l’interlocutrice bien emmerdée, dans ces conversations impossibles. Parce que l’écart entre ce qu’on dit du poids des autres et ce qu’on en pense.

« Oui mais tu es grande », c’est alors un pacte de non agression, c’est j’entends ce que tu dis mais je pondère, c’est un geste d’affection mêlé de vérité statistique. Mon poids se mesure bel et bien à l’échelle des autres femmes, majoritairement plus petites que moi. C’est un fait, c’est irréfutable et planétaire, même aux Pays-Bas figurez-vous, où l’on trouve les plus grands humains du monde.

Je suis grande, ok.
Mais pas tant que ça.

Et encore faut-il réellement se comparer aux autres femmes et pas simplement aux mannequins, dans cette bizarre manie qu’on a nous, ados 90’s, de sans cesse se référer aux supermodels, comme si les fougères sans cesse se référaient aux chênes ou les chiens aux chevaux. Comme si sans jauge pour nous quantifier, sans toise pour nous redresser, sans hiérarchie pour nous parquer, on était vouées à se répandre, éparses, molles, liquides.

Qui suis-je sans cette jauge.

Être jaugée c’est être regardée et jusqu’à cet été, il me suffisait de quitter ma serviette sur la plage pour me croire transpercée de toutes parts, les yeux des autres comme des aiguilles, plantées sous ma peau. 
C’était la seule explication, pourquoi cette raideur sinon quand je me lève, ces hanches qui verrouillent, ces orteils qui rétractent.
Et pourquoi marcher sur la pointe des pieds si ce n’est pour peser moins lourd. 
Et pourquoi se déployer alors que chaque centimètre de chair donne déjà prise au vent.

...

76 kilos

76 kilos

Par Charlotte Moreau

Journaliste pop culture, mode et société aux rédactions du ELLE.
Sur Kessel, auteur de "76 kilos”, Glory Box et du Debrief.
En librairies : Il était une fois les pompiers (Marabout) Le Dressing Code (Leduc) Antiguide de la mode (J'ai Lu)
Masterclasses et ateliers d'écriture (non-fiction) sur www.balibulle.com

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